Le dilemme moral pour un éco-designer

Désormais l’Eco-design est une nouvelle thématique abordée sur le site internet. Voici un premier article écrit et illustré par la designer Elodie Algrain sur cette thématique.

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Plan de l’article

Introduction

L’environnement, paramètre inhérent au métier de designer

Responsabilité éthique du designer

Paradoxes éthiques pour un designer éco-responsable


Introduction

La prise de conscience de plus en plus unanime est la suivante : une croissance infinie dans notre monde fini n’est pas viable. Il est admis, depuis les années 1970, que les capacités de charges de la planète sont déjà largement dépassées. Or, depuis un demi-siècle au moins, la croissance économique mondiale reste structurellement corrélée à l’épuisement des ressources naturelles, à l’intensification des émissions polluantes et à l’augmentation de la production détritique globale. L’aspect financier est toujours prédominant dans notre société, qui est ancrée dans une culture du profit. Au niveau de l’individu, au sein d’une entreprise mais aussi en terme d’organisation géopolitique du monde, la dimension économique semble régir un grand nombre de décisions.

Dorénavant sensibilisé aux enjeux climatiques, le designer est au cœur d’un dilemme décisif pour le devenir de notre système, à travers ses choix de conception. Entre réalité du marché économique actuel et préoccupations environnementales et humaines, quels sont les enjeux pour le designer aujourd’hui ?

L’environnement, paramètre inhérent au métier de designer

Force est de constater que s’il est fréquemment demandé au designer de dresser un bilan énergétique concernant l’empreinte environnementale de ses projets, il n’en va pas spontanément de même vis-à-vis d’un boulanger ou encore d’un coiffeur. Cette différence peut être imputée au statut même du designer. Intervenant très en amont dans le processus de production et à différents stades de la conception, il est en position décisive pour initier une démarche environnementalement respectueuse. Le designer Fabrice Peltier rappelle à ce titre l’implication substantielle du designer.

Les moyens de réduire considérablement l’impact de la production humaine sur l’environnement dépendent essentiellement de la volonté de ceux qui la conçoivent. […] L’éco-design n’est pas un métier, mais une nécessité, voire une obligation absolue inhérente à toutes les spécificités du design.1

Si la dimension environnementale était perçue, il y a encore quelques années, comme une spécificité engagée par certains précurseurs tels que Victor Papanek2, il n’en est plus de même dans le contexte actuel. Ce paramètre est de plus en plus considéré comme partie intégrante et transversale de la pratique du design. Cette idée était déjà sous-jascente en 1991 dans les travaux du sociologue du design Enzio Manzini. Selon lui, l’attitude écologique entraînerait une révolution dans la culture du projet en design.

Passer d’une culture du ‘‘faire en l’absence de limites’’ à une culture du ‘‘faire dans un monde limité’’ appelle un changement profond qui implique l’ensemble des acteurs du système de conception, production, consommation.3

Il préconise ainsi une évolution de l’ensemble du tissu productif, en repensant notamment les modalités de la conception. Dans cette optique, le designer a un rôle de premier plan à jouer.

1. Peltier, F. (2013). Le Design pour les nuls, Paris, France : First. Chap.16.
2. Papanek, V. (1971). Design pour un monde réel. Paris, France : Mercure de France. 
3. Manzini, E. (1991). Artefacts.Vers une nouvelle écologie de l’environnement artificiel, Paris, France : Centre Pompidou. p.111. 

Responsabilité éthique du designer

Apparue en réaction aux dérives de la société de consommation, l’éthique environnementale du design reste néanmoins liée au système même dans lequel elle est née et qu’elle controverse. Afin d’expliciter ce paradoxe, il convient de comprendre la responsabilité éthique du designer.

En effet, il semble légitime pour le designer de se questionner sur l’éthique de ses conceptions, dans la mesure où, comme l’explique le philosophe Vilém Flusser,4 l’objet impacte inéluctablement l’environnement dans lequel il prend place. Concevoir implique une responsabilité, par les conséquences que l’activité entraine. Dans un contexte de remise en question des modes de production, cette responsabilité est d’autant plus présente.

Le designer se trouve alors confronté à un dilemme entre sa volonté éthique de rendre les interactions de l’homme avec son environnement plus désirables et une forme d’obligation d’engendrer du profit. Bien que remis en question, l’aspect financier est encore prédominant dans notre société occidentale. Stéphane Vial, exprime ce malaise par l’appellation « syndrome du designer », ayant pour symptômes les suivants :

[…] sentiment de complicité avec le capitalisme, soumission coupable aux impératifs de la société de consommation, acceptation résignée de l’économie de marché, renoncement à l’idéal de transformation de la société.5

Si cette ambivalence morale s’impose pour le designer, elle est présente à plus forte raison pour le designer souhaitant aborder une conception responsable du point de vue environnemental.

 4. Flusser, V. (2002). Petite philosophie du design (Trad. fr. Millard, C.). Oberhausbergen, France : Circé.
 5. Vial, S. (2010). Court traité du design. Paris, France : Presses Universitaires de France. p.31. 

Paradoxes éthiques pour un designer éco-responsable

Aux principes éthiques intrinsèques à la profession de designer, l’impact environnemental des conceptions s’ajoute comme un paramètre primordial. À ce titre, une éthique environnementale semble nécessaire.

Apparu dans les années 1970, le besoin d’une nouvelle éthique en réponse aux problèmes contemporains a retenu l’attention des philosophes. Catherine Larrère exprime aujourd’hui une nécessité de « redéfinir les rapports de l’homme et de la nature, de ne plus voir dans celle-ci un simple réservoir de ressources à la disposition des hommes, de remettre en question l’anthropocentrisme moral ».6 Cette vision implique une prise de conscience de la fragilité de l’environnement naturel et d’une nécessité de s’en préoccuper. Catherine Larrère soulève le choix « entre un monde uniforme, modelé aux seuls intérêts économiques et un monde divers […] qui a l’ambition d’intégrer les activités humaines dans l’environnement naturel ».7

Cette éthique situe l’éco-designer dans un dilemme moral, entre économie et écologie. Par sa dimension ‘‘designer’’, il s’insère dans un système de rentabilité, tandis que la dimension ‘éco’’ aspire à prioriser davantage la préservation de la nature.

Le paradoxe apparaît dans la mesure où toute production d’objets nécessite l’emploi d’énergie et de ressources naturelles. De plus, le rythme de consommation actuel ne laisse que peu de temps à la nature pour se régénérer suffisamment. En outre, comme le souligne l’ADEME, « le meilleur déchet est celui que l’on ne produit pas ».8 Or, tout objet finira par être obsolète, abîmé, irréparable ou abandonné. Ainsi, chaque nouvel objet produit est potentiellement un déchet en devenir. Si le recyclage peut s’apparenter à une solution, il a ses limites et génère ses propres nuisances. Le designer responsable se trouve alors dans une posture inconfortable.

Après ce constat plus qu’inquiétant, il semble légitime de se demander s’il existe des solutions. Quelles alternatives peut-on trouver, en tant que designer, pour impulser un changement raisonnable dans notre façon de vivre et de consommer ?

Entre écoconception, économie circulaire, développement durable, biomimétisme, durabilité et autres stratégies plus vertueuses du point de vue environnemental et humain, les sujets que nous allons aborder dans cette rubrique sont destinés aux designers souhaitant aborder une conception plus responsable.

6. Larrère, C. (2006). Éthiques de l’environnement. Multitudes, 24(1). doi:10.3917/mult.024.0075. p.76.
7. Larrère, C., op. cit., p.84.
8. ADEME. (2018). Déchets chiffres-clés., p.9. 

écrit par Elodie Algrain – Eco-Designer

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